La portion de la route Salaheddine qui traverse Gaza City est un vaste chantier où s’activent les engins de terrassement. Cette effervescence inhabituelle semble indiquer que l’argent ne manque pas pour entreprendre la réhabilitation de l’axe central qui relie le nord et le sud de la bande de Gaza. Non loin de là, au centre-ville, les drapeaux jaunes du Fatah, le parti dominant de l’Autorité palestinienne que préside Mahmoud Abbas, flottent encore sur des places et des immeubles, côtoyant le vert des étendards du Mouvement de la résistance islamique.
S’agit-il des signes tangibles d’une activité économique florissante et de la réconciliation palestinienne ? Double trompe-l’oeil : les grands travaux de Salaheddine sont le projet phare de la manne financière de 400 millions de dollars (307 millions d’euros) promise par l’émir du Qatar, le cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani, lors de sa visite à Gaza, le 23 octobre 2012. Un peu plus loin, dans le centre-ville, le bâtiment du ministère de l’intérieur offre le même spectacle qu’au terme de la guerre de huit jours qui a opposé, en novembre, le Hamas à l’Etat juif : un gigantesque mille-feuille de béton écrasé par les bombardements israéliens.
Les drapeaux jaunes du Fatah restent insolites et trompeurs : chacun garde en mémoire l’impressionnant rassemblement de plusieurs centaines de milliers de personnes qui s’est déroulé le 4 janvier, un spectacle qui se voulait symbolique d’une unité palestinienne retrouvée. En réalité, cette mobilisation du Fatah a été un coup de semonce pour le Hamas, dont le sursaut de popularité à la suite de sa " victoire " militaire sur Israël, s’est évanoui. Le 27 février, sur fond d’accusations réciproques, les dirigeants des deux partis ont décidé de repousser sine die leurs négociations.
Officiellement, le différend porte sur la période pendant laquelle un gouvernement d’union transitoire dirigé par M. Abbas exercerait ses fonctions avant l’organisation d’élections législatives et présidentielle. Le Fatah veut limiter cette période à trois mois, alors que le Hamas réclame le double. Ce prétexte, le docteur Ahmed Youssef, conseiller politique d’Ismaïl Haniyeh, le premier ministre du gouvernement du Hamas, en convient, est dérisoire : " La vérité est que Mahmoud Abbas a besoin de rencontrer le président américain Barack Obama - attendu en Israël et dans les territoires palestiniens le 20 mars - et qu’il ne veut pas apparaître trop proche du Hamas avant cette rencontre. "
Avant d’aller plus avant, explique cet homme qui fait figure de modéré au sein du Hamas, " Abou Mazen - nom de guerre de M. Abbas - veut obtenir des assurances des Américains et d’Israël s’agissant d’une reprise des négociations de paix ". Le docteur Youssef pense que le président de l’Autorité palestinienne continue à se bercer d’illusions : " Nous ne voyons aucun signal positif des Américains, dont les priorités sont ailleurs. Quant aux Israéliens, ils adopteront un ton un peu différent, mais, sur le terrain, l’occupation ne changera pas. "
De toute façon, insiste notre interlocuteur, ces négociations ne pourraient reprendre qu’après la réconciliation palestinienne. Or celle-ci, confirme Omar Shaban, directeur du centre d’analyse et de réflexion PalThink, " n’est pas la priorité d’Abou Mazen, qui cherche d’abord à sauvegarder ses relations avec Obama ". " Il va le rencontrer, peut-être même va-t-on envisager un autre Annapolis - la conférence de 2007 qui avait - brièvement - relancé le processus de paix - , et au bout du compte, rien. "
Cet énième espoir déçu de la réunification palestinienne nourrit le mécontentement des Gazaouis envers le Hamas, déjà alimenté par le peu de dividendes économiques du rapprochement avec l’Egypte des Frères musulmans. Car en procédant à l’inondation systématique des tunnels de contrebande qui passent sous sa frontière avec l’étroite bande de terre, Le Caire affiche sans complexe ses priorités : l’enclave de Gaza représente toujours un risque de sécurité pour le gouvernement du président Mohamed Morsi. Le 26 février, un tribunal cairote a jugé que tous les tunnels devaient être détruits.
Leur nombre a pourtant nettement diminué : quelque 220 tunnels seraient aujourd’hui en activité, contre plus d’un millier il y a six mois. Ils acheminent environ 30 % des marchandises disponibles dans la bande de Gaza, le reste provenant d’Israël.
A Ramallah, en Cisjordanie, les responsables palestiniens n’ont pas caché leur fureur à la suite des informations selon lesquelles Israël et le Hamas poursuivent des négociations indirectes au Caire, sous médiation égyptienne.
Ces discussions ont un double objet : se mettre d’accord sur un cessez-le-feu de longue durée pour prolonger celui de trois mois conclu à la fin du conflit de novembre 2012 et achever de libéraliser l’importation de marchandises en provenance d’Israël. C’est une négociation compliquée : le Hamas veut bien réduire ses approvisionnements par l’Egypte, à condition que le blocus israélien soit définitivement levé. " Les Egyptiens veulent nous aider sur le plan humanitaire, explique M. Shaban, mais ils ne veulent pas que Gaza soit absorbée dans le Sinaï et devienne égyptienne, comme en rêvent les Israéliens. "
L’Egypte, ajoute Issam Younis, qui dirige à Gaza le centre des droits de l’homme Al-Mezan, a intérêt à la réconciliation palestinienne, parce qu’elle ne veut pas se charger du fardeau de Gaza. " La solidarité entre Frères musulmans n’a rien à voir là-dedans, ajoute-t-il. Le problème c’est que l’Etat égyptien s’effondre et que le président Morsi a des préoccupations plus importantes que la réconciliation palestinienne. " Celle-ci est donc de nouveau en panne.
Parallèlement, Le Caire se fait l’allié objectif d’Israël en maintenant ses distances avec Gaza : si le nombre des Gazaouis autorisés à franchir la frontière, par le passage de Rafah, s’est accru, la liste noire des personnes interdites d’entrée reste en vigueur et les hommes de moins de 40 ans doivent toujours disposer d’un permis spécial pour quitter l’enclave palestinienne.
Leur liberté de mouvement et d’expression entravée, leur vie quotidienne toujours aussi précaire avec un chômage qui dépasse 25 % de la population active, les Gazaouis constatent que deux ans après la naissance du " printemps arabe ", ils en sont toujours les laissés-pour-compte.